Le monologue de Lucky - Samuel Beckett
Toi aussi, tu t’es déjà retrouvé à attendre le bus comme un débilos alors qu’en fait il passait pas ? Il se passe rien, et pourtant, tu pars pas, on sait jamais, il pourrait arriver le bus… Surtout que ton smartphone il te dit qu’il va arriver ton bus, enfin qu’il est censé être déjà là. Tu demandes aux gens qui attendent avec toi : ils en savent rien souvent (ou juste ils veulent pas t’aider). Et tu peux rien y faire : passera, passera pas, c’est pas toi qui décides. C’est assez absurde quand tu y repenses ? Godot c’est pareil. C’est deux débiles (Vladimir et Estragon) qui en attendent un troisième (Godot) qui viendra jamais. Et pendant ce temps, ils rencontrent d’autres débiles (Pozzo et Lucky).
La littérature, elle aussi, elle a son absurdité. Quand tu penses à Montaigne ou à Hugo, c’était des auteurs qui croyaient à la raison et au genre humain. Sauf qu’au XXème siècle, il y a eu deux guerres mondiales : on a constaté qu’un livre ou un poème, ça pouvait rien faire face à cette absurde violence. Voilà pour le contexte.
L’absurde dans la littérature, c’est donc un moment assez récent. Et c’est dans toute la littérature : tu as de l’absurde romanesque (pense aux romans de Camus, genre La Peste, c’est à la mode en ce moment : c’est un médecin qui soigne les gens de la peste dans une ville coupée du monde, et à la fin, sa femme, qui était partie avant l’épidémie, elle meurt de la tuberculose… trop bad), de l’absurde poétique, et dans le théâtre, comme Beckett.
Mais attention : l’absurde, ça veut pas dire n’imp. L’absurde dans le théâtre ça casse tout, c’est le méga trip. Tu pètes les règles classiques, y a plus d’histoire, plus de scènes, les gens ils parlent chelou. Donc quand tu commentes un texte « absurde », faut te placer par rapport aux règles classiques, et voir comment l’auteur il fait le fifou avec ou leur met un bon gros vent.
Le texte qu’on va faire ici, c’est un bon exemple de tout ça. C’est un monologue. Des monologues dans le théâtre classique, y en a plein (t’as celui de Don Diègue dans le Cid que tu connais, sinon regarde sur Youtube celui de Hamlet « Être ou ne pas être »). Mais chez Beckett, le monologue il devient absurde : plus de ponctuation, le langage qui se déconstruit (on dirait que le mec a le hoquet ou un syndrome de La Tourette), il dit des trucs sans faire de liaisons (comme toi dans ta dissert si t’as pas lu les fiches de méthodo de l’Archiprof). A la fin, c’est à la fois grotesque et tragique : il fait pitié le Lucky. C’est le clébard de Pozzo. Pozzo lui demande de danser, Lucky danse comme un débile. Il lui demande de parler, il parle comme un débile.
Est-ce que tout ça fait avancer les choses ? Pas vraiment, mais on s’en fout pas mal, car tout ça est absurde. Par contre, ton commentaire à toi, il doit avoir du sens et il n’a pas le droit d’être absurde. Tu dois expliquer. T’es prêt ? Accroche-toi, ça va être du lol en barre. On est parti…

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Le monologue de Lucky - Samuel Beckett
LUCKY (débit monotone). – Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moments encore aujourd’hui et calmes si calmes d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle afférente aux calculs humains qu’à la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n’anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poinçon et Wattmann il apparaît aussi clairement si clairement qu’en vue des labeurs de Fartov et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l’homme contrairement à l’opinion contraire que l’homme en Bresse de Testu et Conard que l’homme enfin bref que l’homme en bref enfin malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination des déchets est en train de maigrir et en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré l’essor de la culture physique de la pratique des sports tels tels tels le tennis le football la course et à pied et à bicyclette la natation l’équitation l’aviation la conation le tennis le camogie le patinage et sur glace et sur asphalte le tennis l’aviation les sports les sports d’hiver d’été d’automne d’automne le tennis sur gazon sur sapin et sur terre battue l’aviation le tennis le hockey sur terre sur mer et dans les airs la pénicilline et succédanés bref je reprends en même temps parallèlement de rapetisser on ne sait pourquoi malgré le tennis je reprends l’aviation le golf tant à neuf qu’à dix-huit trous le tennis sur glace bref on ne sait pourquoi en Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et-Oise assavoir en même temps parallèlement on ne sait pourquoi de maigrir rétrécir je reprends Oise Marne bref la perte sèche par tête de pipe depuis la mort de Voltaire étant de l’ordre de deux doigts cent grammes par tête de pipe environ en moyenne à peu près chiffres ronds bon poids déshabillé en Normandie on ne sait pourquoi bref enfin peu importe les faits sont là et considérant d’autre part ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui est encore plus grave qu’à la lumière la lumière des expériences en cours de Steinweg et Petermann il ressort ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui est encore plus grave à la lumière la lumière des expériences abandonnées de Steinweg et Petermann qu’à la campagne à la montagne et au bord de la mer et des cours et d’eau et de feu l’air est le même et la terre assavoir l’air et la terre par les grands froids l’air et la terre faits pour les pierres et les grands froids hélas au septième de leur ère l’éther la terre la mer pour les pierres par les grands fonds les grands froids sur mer sur terre et dans les airs peuchère je reprends on ne sait pourquoi malgré le tennis les faits sont là on ne sait pourquoi je reprends au suivant bref enfin hélas au suivant pour les pierres qui peut en douter je reprends mais n’anticipons pas je reprends la tête en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré le tennis au suivant la barbe les flammes les pleurs les pierres si bleues si calmes hélas la tête la tête la tête la tête en Normandie malgré le tennis les labeurs abandonnés inachevés plus grave les pierres bref je reprends hélas hélas abandonnés inachevés la tête la tête en Normandie malgré le tennis la tête hélas les pierres Conard Conard… (Mêlée. Lucky pousse encore quelques vociférations.) Tennis !... Les pierres !... Si calmes !… Conard !... Inachevés !...

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Le monologue de Lucky - Samuel Beckett
I. La démonstration
1. Théologie
Premier objet de réflexion, Dieu : son existence est d'emblée posée (« étant donné » du début) ; pourtant aussitôt perte de qualité et inconsistance : paradoxe du « Dieu personnel », entre absolu et relatif ; figure anthropomorphe (« barbe blanche »), spatialisation métaphorique (« du haut de ») en contradiction avec « hors du temps de l'étendue » ; rythme ternaire avec paronomase (« athambie », néologisme : l'absence d'étonnement et de crainte) d'où un Dieu sans qualité (emploi du préfixe privatif « a ») -cf Deus absconditus de Pascal. D'où le décalage : parler de l'indicible (« l'existence telle qu'elle jaillit des récents travaux »).
Questionnement théologique sur l'existence du mal -l'amour divin et le châtiment humain : « aimer bien », formule triviale renforcée par les exceptions apparemment gratuites ; comparaison avec Miranda, héroïne de La Tempête de Shakespeare, témoin d'un malheureux naufrage qui l'émeut -Dieu semble voué à une impuissance toute humaine.
D'où la ruine de la cosmologie théologique : jeu de mots « mettre le feu aux poutres », qui mêle l'image des enfers à celles de l'architecture céleste et cosmique ; confusion de l'enfer (« flammes ») et du paradis (« nues »), comme l'abolition des distinctions de la pensée religieuse -la mort de Dieu ?
2. Anthropologie
A partir des mots « attendu que », glissement de la théologie à l'anthropologie : d'emblée mentions des « calculs humains », des « recherches », suffixe -métrie dans « anthropométrie » : triomphe de la science calculatrice et technique (thème de l'efficacité : « sans autre possibilité d'erreur »).
D'où un développement illimité des connaissances scientifiques (d'où l'insistance sur le caractère inachevé et plus généralement l'inflation des énumérations et enchaînements, toujours plus longs) en opposition avec la nature finie de l'Homme (la dégénérescence de son corps marquée ici par l'amaigrissement, le rétrécissement ou rapetissement) -contradiction marquée par les concessives introduites par « malgré ».
De là la longue énumération de sports : volonté désespérée de développer un corps voué à la mort (cf. clôture de la 1er énumération sur la pénicilline -médicament manifestant un état maladif du corps ; mention incidente de la mort de Voltaire ; « déshabillé », qualificatif singulièrement isolé, lien implicite avec la pesée mais aussi thème de la nudité, de la fragilité humaine ).
Paradoxalement, l'ère scientifique a rapetissé l'Homme, l'a déshabillé au lieu de l'enrichir.
3. Topologie : science du vide ?
Nouvelle étape avec « considérant... que » : l'homme s'est comme volatilisé -ne reste plus qu'un monde, peuplé de « pierres » et de « grands froids », un monde dénué de vie. Ici nulle recherche, nul travail -des « expériences » marquant le repli de l'intellect et de l'analyse, d'abord « en cours » mais aussitôt « abandonnées ».
L'élément essentiel, c'est l'air -où l'on peut entendre le vide- caractérisé par une uniformité -« le même »- dans tous les lieux et situations imaginables ; thème religieux de la création divine avec « septième de leur ère » -septième jour de la genèse, jour du repos, ici symbolisé par le vacuité, le temps-mort pour ainsi dire, voire avec l'aboutissement de la démonstration, une création inversée, une décréation du monde dont nous contemplons le dernier moment avant que le propos ne s'effondre définitivement sur lui-même.
II. Dérision
1. Rhétorique parodique
Démonstration désespérante qui n'est pourtant pas privée de drôlerie -à l'image du théâtre de l'absurde, associant étroitement sens tragique et dérision grotesque. Ici caricature de démonstration logique, scandée notamment par les trois formules (« étant donné », « attendu que », « considérant que » -les deux dernières sont respectivement les formules utilisées dans les actes du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, instances judiciaires suprêmes du droit pénal et administratif).
De plus interventions constantes du locuteur « on ne sait pourquoi mais ça viendra », « mais n'anticipons pas », « je reprends », « bref » (interjection) pour marquer un fil conducteur de la réflexion ; tournures impersonnelles aussi « il est établi », « il apparaît aussi clairement », « les faits sont là », « qui peut en douter » dont la valeur de vérité porte-à-faux étant donné la confusion du propos.
De même les constructions verbales marquant une progression logique -« elle jaillit », « suit », « il ressort »- et les marqueurs logiques « à la suite », « en vue », « à la lumière », se répètent et se déforment de manière chaotique.
2. Erudition de pacotille
Pour appuyer le propos, référence à des autorités érudites : notablement mention par couples -comme dans la pièce avec les duo de personnages ; littéralement Wattmann signifie conducteur de tramway en anglais, Poinçon renvoie aux poinçonneurs du métro parisien de l'époque ; Testu et Conard pourraient grossièrement renvoyer aux testicules et pénis (con en vieux français), ou bien juste aux caractères têtus et imbéciles ; Fartov et Belcher renvoie aux verbes anglais, péter et rôter (en lien avec les progrès de l'alimentation peut-être) ; Steinweg signifie en allemand « chaussée empierrées » et Petermann homme de pierre (conformément au passage où le monde est réduite à un désert dénué de vie).
Autre autorité de la pensée, la mention dérisoire d'une « Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse » dont la déformation sonore répond à l'incongruité géographique.
3. Absurdités
Au delà du jeu de fausses références et d'utilisation abusive d'un lexique logique, c'est la présence parasite de thèmes, éléments ou mots étrangers au registre doctoral qui rend le passage particulièrement comique ; sorte d'onomatopée parasite « quaqua » autour de la mention de Dieu.
De plus espérances triviales « mais on a le temps », « mais ça viendra » face aux apories du savoir ; incongruité de l'énumération sportive (avec polysyndète pour en renforcer la lourdeur) -jusqu'à la camogie, sport typique du pays de Galles ; précisions superfétatoires (exemple : « le golf tant à neuf qu’à dix-huit trous », renforcé par la lourdeur de la construction) ou fantaisistes (« tennis sur glace ») voire gradation de la précision à l'aberration ( Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et-Oise).
Emploi d'un vocabulaire argotique ou de patois (« par tête de pipe », « peuchère » etc.). Progression de plus en plus marquée au fil du monologue jusqu'à l'implosion de la fin -tous les termes confondus en une succession absurde. Jusqu'à la bagarre ultime en manière de numéro de clowns.
III. Faillite
1. Glissement des mots
Au delà du comique de mots (absurdités, jeux de mots, parodie), c'est un rapport mécanique au langage que met Lucky en avant. A la progression par la syntaxe et le sens, se substitue un glissement des sonorités : la phrase avance par jeu de paronomase (cf. le rythme ternaire caractérisant les qualités divines, assonances fortes et rythmées ; parallélisme « dans les feux dont les feux », « l'homme en Bresse » / « l'homme en bref », « de leur ère l'éther la terre la mer pour les pierres par les grands fonds les grands froids sur terre sur mer » échos sonores avec \ [-er], allitération \ [f] doublée de l'assonance \ [o]).
Plus généralement répétition mécanique de certains groupes « à la lumière la lumière » ou « recherches inachevées inachevées » ou « ce qui suit qui suit qui suit ». Déformation de l'orthographe fondée sur la phonétique (ex : « assavoir »). Si bien que certains commentateurs ont parlé d'écholalie à ce sujet -tendance à répéter une phrase ou des morceaux, souvent de l'interlocuteur, qui caractérise certains troubles neurologiques ou psychiques (autisme notamment...)
2. Echos hostiles
Ce jeu d'écho phonique qui subvertit la langue, arrachant les mots à leurs significations pour les restituer à leur matérialité sonore entraîne sa faillite qui est aussi celle de la communication et de la scène de théâtre. Ici la scène trouve un écho dans la salle, le ressenti des personnages dans la réception du public : le monologue constitue en effet un morceau de cru particulièrement pénible pour le spectateur (durant les premières représentations, souvent un motif de quitter la salle). Pour autant après le prix nobel de 69 Beckett abrège certains passages de la pièce sans toucher à ce monologue.
Possibilité pour le spectateur de s'identifier aux autres personnages en scène dont les didascalies en marge ne sont pas reproduites ici -Pozzo connaît un « accablement », du « dégout », des « souffrances accrues » avant de se lever pour de bon et tirer sur la corde tandis que les deux autres écoutent attentivement avant se concerter et de s'énerver.
D'où la violence qui clôt la scène : « Mêlée », il s'agit d'arracher le chapeau de Lucky pour mettre un terme à sa logorrhée.
3. Condition tragique
Cette violence, cette détermination à faire taire Lucky n'est pas simplement motivée par une colère contre un discours hors de propos ; c'est bien la vérité d'une démonstration qui donne à voir le néant du langage et de l'intellect qui incite les personnages à se révolter. Petit à petit, tandis que la démonstration glisse de la cosmologie théologique à un vide inhumain, marqueurs subjectifs de douleur ou de colère (« ce qui est encore plus grave », « hélas » x4, insistance révélatrice sur le nom « Conard ! » ainsi que l'emploi d'exclamatives qui clôt le texte).
Image d'une finitude tragique et indépassable de l'Homme : inadaptation de l'esprit à Dieu, déliquescence du corps, angoisse existentiel (répétition constante « on ne sait pas pourquoi » avec le « on » de généralité pour marquer une condition universelle de l'Homme).
Paradoxalement Lucky par le sabotage du langage est celui qui en dit le plus sur la misère existentielle des personnages et de l'Homme en général là où les autres s'évertuent à le préserver pour conserver un semblant de sens, tout aussi absurde et vain pourtant.

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