Monsieur le Maire de Verrières - Stendhal
Le Rouge et le Noir c’est du tryhard. C’est le boss de fin de niveau, le hard mode qui te fait intégrer le top 1. Pourquoi donc ? Parce que Stendhal est un pro de la focalisation. C’est-à-dire que Stendhal passe son temps à jouer sur les points de vue et la narration. Donc quand tu vois un texte de Stendhal (ou un roman en général), il faut toujours te demander qui est réellement en train de parler : le narrateur, un des personnages ?
On va t’expliquer rapidement.
D’abord, la focalisation peut être externe : le narrateur voit tout de l'extérieur, de manière totalement objective. Cela veut dire que l’histoire est racontée à travers le regard d’un narrateur extérieur à l’histoire qui n’y participe pas. Il est donc généralement objectif (généralement, car il peut aussi donner son point de vue sur ses personnages : genre Flaubert décrit souvent le côté minable).
Ensuite, la focalisation peut être interne : l’histoire est racontée à travers le regard d’un ou de plusieurs personnages. Le narrateur se confond donc avec les protagonistes, on nous raconte leur point de vue (et donc forcément biaisé) sur l’histoire. Un très bon exemple c’est Le Lys dans la Vallée de Balzac, où (spoil !), à la toute fin du roman, tu comprends que tout a été raconté du point de vue d’un des personnages seulement et qu’il a en fait transformé la réalité et qu’il t’a baladé durant tout le roman.
Enfin, la focalisation peut être « zéro » ou omnisciente : le narrateur est externe et voit tout de l’extérieur, mais aussi il sait tout et en sait même plus que les personnages (il sait ce qui se passe dans leur tête, il sait ce qu’il va se passer, etc.).
Sauf que le côté tricky, c’est que la focalisation peut changer dans un même texte. Et c’est là que toi, tu dois être malin et te demander quelle est la focalisation.
Dans le Rouge et le Noir, on peut dire qu’il y a deux types de focalisation. On n’a d’abord un narrateur plutôt externe qui est le commentateur d’une époque. C’est le projet réaliste de Stendhal, qui cherche dans son roman à rendre lisible une société illisible depuis l'abolition de l'ancien régime en 1789. Il porte le regard sur les trajectoires de personnage au sein d'un ordre social hiérarchisé : c’est le roman d’apprentissage de Julien Sorel qui gravit les couches sociales par ambition. Mais c’est aussi le regard façon rayon laser que lance Stendhal sur son époque.
Mais il y a aussi un narrateur interne, celui de la sensibilité personnelle et du romantisme. Généralement, le narrateur c’est alors Julien, ou un autre personnage, qui exprime ses sentiments sur son temps, ses relations amoureuses ou même la beauté de la nature solitaire.
Concilier réalisme et tendance romantique : c’est ça la recette secrète de Stendhal ;)

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Monsieur le Maire de Verrières - Stendhal
Le roman s'ouvre sur la description de Verrières, petite ville de Franche-Comté et lieu d'implantation d'une manufacture de clous appartenant à Mr le Maire.
Pour peu que le voyageur s’arrête quelques instants dans cette grande rue de Verrières, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu’il verra paraître un grand homme à l’air affairé et important.
À son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine régularité : on trouve même, au premier aspect, qu’elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d’agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d’un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu’on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit.
Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue d’un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit une maison d’assez belle apparence, et, à travers une grille de fer attenante à la maison, des jardins magnifiques. Au-delà c’est une ligne d’horizon formée par les collines de la Bourgogne, et qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent dont il commence à être asphyxié.
On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C’est aux bénéfices qu’il a faits sur sa grande fabrique de clous, que le maire de Verrières doit cette belle habitation en pierres de taille qu’il achève en ce moment. Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, à ce qu’on prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis XIV.
Depuis 1815 il rougit d’être industriel : 1815 l’a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin, qui, d’étage en étage, descend jusqu’au Doubs, sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer.

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Monsieur le Maire de Verrières - Stendhal
I. Le portrait de Mr. le Maire
1. Un regard incarné
L'auteur emploie un dispositif narratif original, avec un personnage virtuel dont le regard incarne la focalisation externe.
Focalisation externe = caractère étranger du pseudo-personnage (« le voyageur ») + article défini « le » comme si c'était une personne réelle et singulière ; en fait =tout voyageur ; d'où cadre hypothétique avec système conditionnel « pour peu que... », mention de probabilité « il y a cent à parier contre un » et emploi du subjonctif (« s'arrête ») et du futur (« verra ») → toute personne qui s'arrêterait là verrait... une personne parfaitement virtuelle !
Pourtant un regard tout à fait incarné (emploi du verbe « verra »), situé très précisément dans l'espace (indices topologiques avec « Verrières », « Doubs », « le sommet de la colline » et « cette grande rue » → démonstratif « cette » comme pour la montrer du doigt ; ) et dans le temps (« quelques instants »).
Ce personnage, véritable regard virtuel, permet de renforcer l'effet réaliste de la focalisation externe : la narration chemine à la manière du voyageur.
2. Une distance méliorative
Ce cheminement débouche sur l'apparition du maire de Verrières, distante et lointaine dans un premier temps.
D'où une désignation vague et anonyme : « un grand homme » silhouette avec article indéfini ; mais d'emblée apparence remarquable avec « air affairé et important » + métonymie « tous les chapeaux se lèvent » → disparition des habitants, réduits au simple rituel de politesse (salutations aux chapeaux), comme si seul l'homme avait le privilège d'exister.
Accumulation d'éléments visuels voyants (//éloignement spatial) → couleur, décorations (d'où la mention des « ordres » et du grade de « chevalier »), traits prononcés (« grand front » et « nez aquilin » impliquant une taille importante).
D'où une impression d'ensemble (articulé par « au total ») méliorative : litote avec la tournure « ne manque pas » puis accumulation de qualités (« régularité », « dignité », « agrément ») ; mais insistance sur l'imprécision du jugement : multiplication des modalisateurs (« une certaine », « au premier aspect », « cette sorte d'... ») + indétermination de l'âge (« quarante-huit ou cinquante ans ») → mise en garde : ce n'est qu'une première impression !
Les premiers éléments du portrait s'avèrent favorables mais encore trop vagues pour émettre un jugement définitif sur l'homme.
3. Une mise au point péjorative
De fait un second coup d'oeil, plus proche, amène le pseudo-personnage à réviser ses premières impressions.
Seconde étape marquée par la conjonction « mais » d'opposition et l'adverbe temporel « bientôt » (durée écoulée = mouvement de Mr. de Rênal approchant du voyageur à l'arrêt) → comme un zoom sur le visage du Maire : indétermination avec des modalisateurs (« un certain air », « je ne sais quoi de... ») non plus lié à la distance spatiale mais au contraire à la perception de détails infimes, donc durs à nommer, sur le visage !
Ce jeu de regard spatial (zoom sur le visage) // caractérisation du « voyageur » devenu « parisien » → opposition Paris progressiste/Province conservatrice, d'où une précision accrue + un mépris appuyé (dont est solidaire le lecteur grâce au pronom « on », ici proche du nous) → emploi du démonstratif « cet homme-là » dédaigneux.
D'où l'accentuation de traits psychologiques et moraux (« contentement de soi et de suffisance » + « borné » + « peu inventif ») : portrait péjoratif (emploi de la polyptote invitant à une relecture du début : « grisonnants » et « gris » + « borné » et « se borne » → idée de monotonie et de manque d'originalité) ; surtout conclusion (« enfin ») comme une sentence, simple supposition sur la malhonnêteté du maire (non-réciprocité des paiements en contradiction avec le parallélisme des termes « payer » et « doit »).
La proximité du regard, précisant les détails physiques, révèle surtout une distance morale, celle du mépris parisien pour une figure de la Province.
II. L'horizon fugitif
1. La fuite en avant
Tandis que le portrait voit jeu de regard et jugement d'opinion culminer en une condamnation sans appel, reprend la promenade narrative dans Verrières.
D'où la chute avec la révélation de l'identité et du nom propre + « tel » en tête de phrase → conclusion condensant l'ensemble des infos précédentes pour « achever » le portrait du maire : « tel », et pas autrement... ; dès lors tour ironique du « pas grave » → fausseté et orgueil, puis retrait du personnage du récit (//entrée dans la mairie, hors du regard « narratif »).
Reprise de la promenade = rupture du sujet : conjonction forte d'opposition « mais » + réaffirmation du cadre hypothétique avec système conditionnelle « si celui-ci... » → ascension avec complément de lieu apposé « cent pas plus haut » marquant l'idée d'une élévation (/bassesse morale du maire).
D'emblée cette reprise de la promenade est marquée par un désir de rupture, après la pénible vision du maire...
2. La Nature bienheureuse
Loin de la rue principale, dont l'affairisme s'incarnait en la personne du maire, une vision naturelle vient couronner ce mouvement de fuite.
Interruption de la promenade relayé par le mouvement du regard → cadre d'une contemplation avec des étapes marquées (« il aperçoit... », « à travers... », « au-delà... ») progressant du proche (« une maison ») jusqu'au lointain (« une ligne d'horizon ») → opposé au zoom sur le visage du maire, ici un travelling-arrière découvrant un panorama idyllique !
D'où l'accumulation de termes de mélioratifs avec gradation : « d'assez belle apparence » → « magnifiques » → « faite à souhait pour le plaisir des yeux », avec hyperbole paradoxale (une nature si belle qu'elle semble artificielle, trop belle pour être le fruit du hasard...).
Relais de la fuite au fil de la promenade, le regard se perd dans le lointain d'une Nature sublime.
3. Une sensibilité romantique.
Cette vision naturelle, portée par un regard qui s'élargit en un panorama sans fin, ravive les sentiments du voyageur-narrateur.
De fait enchaînement des 2 apparitions opposées (le portrait/la description) qui se fait libération : idée d'évasion dans le mouvement « à travers une grille de fer » au cœur de la description + indices de focalisation interne, dans la conscience du voyageur, avec mentions très péjoratives (« empestée », « petits » et « asphyxié ») → étouffement mental.
Sensibilité proprement romantique : fuite à l'écart des hommes, société et histoire, et refuge solitaire auprès d'une Nature sublime : impressions étouffantes (regarder l'homme en société = regard du lointain vers le proche → rétrécissement du regard avec les « petits intérêts d'argent ») d'où le besoin de respirer (regarder la Nature solitaire = regard du proche vers le lointain → élargissement du regard, avec la « ligne d'horizon ») : bref, la Nature agrandit le sujet !
Au travers de cette opposition, marquant une rupture avec le sentiment d'étouffement face au maire, s'affirme une sensibilité typiquement romantique.
III. Une société qui marche sur la tête...
1. Retournement de situation
Cependant la quiétude retrouvée et la solitude contemplative se font de courte durée pour le voyageur-narrateur...
Interruption brusque de la méditation solitaire : intervention d'un « on » indéterminé mais informé, avec emploi du démonstratif « cette maison » → un habitant de Verrières vient d'aborder le « voyageur » ; réapparition presque comique du maire, à un moment et là où on croyait précisément en être délivré... ; amorce d'un récit explicatif au style indirect libre, où le narrateur reprend pour lui l'exposé fait par ce « on » originaire de Verrières.
Renversement complet : extraction grammaticale (emploi d'une structure « c'est... qu'... ») pour mettre en avant les « bénéfices » (directement en écho avec les « petits intérêts d'argent » précédents) primant sur l'objet initial de contemplation, « cette belle habitation », toujours chargé en termes mélioratifs + verbe « doit » pour relier les 2 → le sublime s'enferme dans une stricte relation marchande, de dette et crédit.
Plus encore la majesté vient de la petitesse : les échelles de grandeur se confondent de façon aberrante, comme dans l'expression oxymorique « grande fabrique de clous », cumulant la petitesse de l'objet et l'énormité du lieu. Là encore, comique dérisoire : de minuscules clous suffisent à accaparer l'horizon infinie de la Nature...
Le voyageur est finalement rattrapé par la société des hommes, qui dénature honteusement l'ordre des choses, en réduisant la grandeur à la petitesse...
2. Le mensonge de l'Histoire
Cet ordre aberrant des choses débouche sur un commentaire de l'histoire et de ses bouleversements, où se révèle le caractère faussaire du maire...
Evocation de la parole publique : élargissement du « on » indéterminé, non un simple habitant mais la rumeur générale ; avec les incises « dit-on » puis « à ce qu'on prétend » (style indirect libre → plus proche du style direct), distance réaffirmée entre la narration et le propos rapporté, pour inviter à la méfiance : soupçon d'ironie dans ses éléments généalogiques...
Caractère extrêmement vague des mentions historiques (notamment « antique » signifiant littéralement « très ancien »), avec pour point commun leur caractère invérifiable (absence d'archives nationales) + pagaille chronologique avec contradiction : présence récente des Espagnols -XVIème- par rapport à la conquête de Louis XVI -XVIIème siècle- ( ≠ « bien avant ») et en cas de noblesse antique espagnole pourquoi avoir quitté l'Espagne ?...
Mensonge de l'Histoire : abandon de la rumeur publique, de ses « on », et éléments de narration omnisciente avec la date-clé 1815 (répétition) → Rênal = industriel, incompatible avec les idéaux aristocrates de la noblesse : donc Rênal = bourgeois, qui s'est inventé une origine noble au moment de devenir maire et obtenir une particule (le « de » dans « de Rênal ») !
C'est par le mensonge, et la manipulation de l'histoire que le faussaire Rênal parvient à faire passer la petitesse pour de la grandeur !
3. Une société faussée
Au-delà des fausses rumeurs et des vrais mensonges, transparaît la réalité historique de la France de la Restauration, et de son ordre social faussé...
Des éléments implicites en référence à un épisode très précis de l'Histoire de France : 1815 → retour de la monarchie (Restauration) après la défaite de Napoléon : personnification de la date (« l'a fait maire » comme si elle le nommait) tout à fait ironique (le lecteur informé sait quoi en penser : de sont les conservateurs et les forces étrangères qui l'ont fait maire...)
D'où un double sens ironique sur la fin du texte : mention d'une « récompense » fruit de « la science […] dans le commerce du fer » → 1 :consécration de son activité industrielle et de son enrichissement, ou 2 : « fer », métonymie épique, renvoyant aux armées impériales, et donc marchandage avec les conservateurs et les forces d'occupation → Rênal = vendu qui a trahi la Nation en arme pour devenir maire !
De là l'image ultime d'une société renversée : les grands ont été trahis, les petits ont pris leur place à la tête de l'ordre social → symbole du jardin // pyramide sociale, avec la mention « d'étage en étage », mais qui « descend » au lieu de s'élever.
L'air de rien, au moyen de ce simple regard incarné dans un voyageur anonyme et sa promenade au milieu de Verrières, l'auteur déploie une narration féroce où il révèle et décortique les fondements de l'ordre social français sous la Restauration : les bouleversements de l'histoire et la défaite des forces révolutionnaires et impériales ont amené au pouvoir des gens petits qui ne font dénaturer la majesté naturelle et fausser la grandeur de la Nation.
A quand la chute ?!

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